A l'occasion de l'exposition à la GPOA de Bruxelles "Art numérique - Évolution ou révolution ?" du 01/10/2001 au 01/11/2001.

Interview réalisée par Françoise Mortier, le 12 juin 2001 dans un bureau non équipé de la «machine».
Stephan BALLEUX - Yves BERNARD - Pierre CLEMENS - Michel CLEEMPOEL - Nicolas MALEVE -
Philippe SEYNAEVE

Françoise Mortier : Présentez-vous.

Stephan BALLEUX : J’ai 27 ans, j’habite Bruxelles depuis 27 ans. Je suis peintre et professeur à Boitsfort en peinture monumentale - art public. On utilise beaucoup les nouveaux médias en art public. Je fais de la danse, du théâtre, de la vidéo, des choses diverses. En peinture, j’utilise tous les médias et en général, ceux qui me tombent sous la main.
Yves BERNARD : Je suis Yves Bernard, j’ai été chercheur universitaire en laboratoire pendant dix ans avant de créer une société de multimédia en 1994 ; une société commerciale qui n’était pas vraiment mon truc. Depuis 1980 j’ai toujours travaillé avec des ordinateurs ; que ce soit à l’université ou dans les labos privés, il y a toujours eu des artistes qui ont pu venir. Ensuite on a voulu avec un ensemble d’artistes, des designers professionnels et des enseignants créer une structure plus appropriée pour travailler l’importance des nouveaux médias dans le milieu artistique soit la problématique art et nouvelle technologie d’où l’intitulée de l’a.s.b.l. : interactive Media Art Laboratory dont l’objectif est de promouvoir la formation, la production, la diffusion, dans le domaine art et technologie. Très concrètement chez Magic Média on fait beaucoup de production avec des nouvelles technologies, des CD-Rom éditoriaux art et culture, des sites Web pour des projets ou des installations d’artistes. On monte des expositions, on voudrait faire des formations, et notre serveur internet est assez gros pour héberger pas mal de monde. On veut faire connaître ce nouveau média artistique, pour cela il faut trouver les ressources car il n’y a de ressources nulle part, ni dans les écoles, ni dans l’aide à la production, ni dans la distribution.
Pierre CLEMENS : Je suis artiste sans média particulier, j’ai peint et je peindrai peut être encore. Pour l’instant, je travaille le numérique parce que cela me convient très bien. Je suis d’une génération qui a débuté avec ça. J’ai maintenant 30 ans (bientôt 31) et j’habite Bruxelles.
Michel CLEEMPOEL : Artiste, j’ai rencontré le numérique parce que je faisais de l’image imprimée. Dans le civil je suis professeur d’infographie dans diverses écoles.
Nicolas MALEVE : Je travaille avec l’association « Constant » qui organise des expositions et des conférences sur les nouvelles technologies, on y associe ou assiste quelques artistes.
Philippe SEYNAEVE : Artiste plasticien je travaille en peinture, en vidéo, en photo. J’ai fait mes études à la Cambre, j’expose depuis 1987 et je travaille avec le numérique depuis deux ans, en vidéo et parfois même avec la photographie numérique.

Qu’est-ce que le numérique ?

P.S. : « Le numérique, c’est un adjectif du latin numerus qui veut dire nombre, qui appartient au nombre : calcul numérique, qui consiste dans le nombre : force numérique ». C’est tiré du Petit Larousse de 1961 ! Je pense que l’évolution actuelle du numérique est tout à fait différente ; pour moi, c’est déjà une facilité de travail parce que cela permet de monter différemment, des effets spéciaux, des effets digitaux, projections etc., photographies, impressions, cela permet beaucoup de choses le numérique davantage que le VHS. Le numérique c’est l’avenir de toute façon.
P.C : De manière objective, c’est un moyen binaire fonctionnant avec l’idée d’un magnétisme qui produit soit un « zéro » soit un « un » qui peut servir à faire des classements pour des entreprises ou que sais-je ? Actuellement on en arrive à faire du cinéma, de l’interactivité, des CD-Rom, c’est très vaste. Je pense que les artistes se sont saisis de ce médium mais à la base ce n’est pas de l’art, c’est un médium comme la peinture peut servir en bâtiment. C’est un médium qui n’est pas relié à une idée poétique. C’est ce que les artistes en font qui devient de l’art. Le numérique va peut être évoluer, va devenir autre chose mais pour l’instant nous en sommes tous là.
M.C. : C’est une évolution technologique qui transforme la société dans tous les domaines. La première chose à être numérisée mondialement c’est l’argent, qui est 99,99 % numérisé dans les flux de la bourse, même dans notre carte Proton, dans des tas de choses. En même temps l’image ensuite le texte, le son, l’image animée, la musique. Maintenant beaucoup de média y compris le culturel sont numérisés ; on travaille avec la même machine : un ordinateur mais pas le même logiciel. On travaille des choses extrêmement différentes, c’est une des caractéristiques du numérique c’est que l’on peut glisser d’un domaine à un autre et établir des liens, des ponts entre plusieurs domaines. Cela va transformer radicalement la société et correspond à une nouvelle aire technologique, comme à un moment, l’industrialisation a transformé la société, comme à un moment, on est passé des chasseurs-cueilleurs à l’agriculture. On ne voit que le début, on ne sait pas où cela va mener mais on peut déjà voir à quel point le numérique a évolué très vite et à quel point il transforme profondément les rapports sociaux. La globalisation, les concentrations économiques, les concentrations industrielles, la bourse mondiale sont permises par le numérique. Je pense que par rapport à ces secteurs, l’activité artistique en est à ses premiers balbutiements parce qu’une évolution technologique s’accompagne forcément de changements conceptuels. On commence seulement à comprendre ce qui s’est passé et à pouvoir faire un travail artistique avec ce genre de technologie. La spécificité du numérique, c’est que c’est écrit, codé. Le son, l’image, l’argent, la parole tout cela c’est la première fois que dans l’histoire d’une civilisation c’est écrit avec un même langage sur un même support. Cela n’est jamais arrivé, cela amene un bouleversement. Les données peuvent voyager sur le même réseau, être écrites sur le même CD-Rom, être stockées dans le même genre de machine et être manipulées par des logiciels différents. C’est une révolution !
N.M. : Je suis assez d’accord avec ce que dit Michel, les artistes sont fort en retard par rapport à d’autres champs de la société : p.ex. les militaires, les scientifiques ont été beaucoup plus rapides pour comprendre ce qu’il y avait moyen de faire avec les nouvelles technologies. Je pense que c’est important de savoir que l’art est situé à une certaine avant-garde ; on se rend compte finalement qu’il y a un paquet de conservatisme au niveau artistique quant à l’utilisation de la technologie.
M.C. : Je suppose que c’est parce que les artistes ont un rapport difficile avec les machines. La photographie commence seulement maintenant à être acceptée dans le domaine de l’art alors que cela fait plus de 150 ans qu’elle a été inventée, on est encore dans une espèce de réaction romantique. Baudelaire et d’autres n’acceptaient pas le domaine de la machine. C’est vrai que dans les écoles d’art et parmi les milieux artistiques traditionnels il y a une réaction négative incroyable, une méfiance vis-à-vis du numérique parce que l’artiste c’est le génie pur qui n’utilise pas de machine. Que tout est un dialogue direct entre le cerveau, l’œil, la main, le papier qu’il y a une seule matière noble et d’autres qui ne le sont pas. Les machines se sont infiltrées dans tous les domaines de l’activité humaine et dans la création curieusement c’est suspect. Les militaires, si on leur dit qu’ils vont pouvoir tirer plus juste à 200 km de distance avec leur fusée grâce à un ordinateur, ils ne vont pas hésiter un seul instant. Les économistes aussi s’ils peuvent gérer des sociétés alors qu’ils sont à l’autre bout de la planète, ils ne vont pas hésiter un seul instant. Je ne comprends absolument pas qu’il y ait une méfiance par rapport à la technologie dans le milieu artistique.
N.M. : Il faut peut-être juste nuancer le fait que, p.ex., au niveau de la musique tecno là il y a eu tout de suite absorption.
M.C. : Parce que les jeunes s’en sont directement emparés.
N.M. : Oui, mais je pense que le musicien a l’habitude d’écrire les choses en code, le fait de noter les partitions, les expériences acoustiques. Cette tradition le rapproche déjà davantage et le code n’est pas étranger comme dans les arts plastiques où l’on commence seulement à digérer un petit peu la vidéo.
S.B. : Cela ne fait que quelques années que l’on peut s’acheter un ordinateur et générer des choses. Le problème aussi est que quand tu es artiste en général tu es fauché, tu ne sais pas acheter quelque chose d’efficace et il y a cinq ans cela n’existait même pas.
N.M. : Si tu veux t’acheter de quoi faire un film en 16 mm, c’est toujours beaucoup plus cher mais cela n’a pas empêché le cinéma d’exister.
P.C. L’informatique grand public abordable par les artistes date d’il y a dix ans grand maximum. Personnellement, je ne sens pas de réaction négative venant du public, je pense qu’il y a plus une méconnaissance de sa part mais cela va s’arranger très vite.
M.C. : Pas dans le public mais dans le milieu artistique traditionnel ou dans les écoles d’art !
N.M. : Dans les années cinquante, il y a eu une main tendue dès le départ par les mathématiciens qui mettaient au point les premiers systèmes d’images, de reconnaissance graphique dans les laboratoires aux Etats-Unis. Par rapport à l’armée ce n’était pas des recherches pures et ils ont décidé d’aller trouver des artistes, ils ont travaillé en collaboration avec des cinéastes dans une certaine branche du cinéma expérimental. Presque par volontarisme de la part du scientifique américain il se passe quelque chose et puis cela disparaît parce que ce n’est pas suivi, que cela correspond mal à la façon dont l’histoire de l’art est conçue à ce moment là. Quand on voit des clips vidéo maintenant on sent que la grammaire était déjà fixée fin des années cinquante, seulement il y a un fossé entre ces expériences et la façon dont petit à petit elles vont être reprises par la suite. Je pense que celui-ci naît réellement d’un conflit ou d’une résistance entre deux mondes, il y a probablement beaucoup d’hypothèses à jeter, mais ce qui est frappant c’est toujours la force que cela continue d’avoir.
Y.B. : Pour moi, il y a deux choses dans le numérique. Le numérique est complètement banalisé dans tous les processus habituels des activités traditionnelles, les gens font desktop publishing, du desktop vidéo, que ce soit dans la bureautique ou dans les milieux artistiques, tout le monde utilise des programmes de mise en page, des programmes de retouche d’images, des programmes d’édition vidéo et principalement avec les nouvelles technologies numériques. Mais je fais une distinction entre ces processus qui produisent des supports traditionnels avec des technologies numériques et des processus qui créent des objets qui n’ont de sens que sur un support numérique, qui ne peuvent être consommés, distribués, vus, expérimentés que sur un support numérique. Il y a une différence essentielle entre des gens qui font de l’imagerie digitale, qui sortent un imprimé et qui mettent un tableau au mur et des gens qui font un objet logiciel qui ne peut être vu que sur un ordinateur ou distribué par un ordinateur. Il y a des nouvelles dimensions qui apparaissent qui sont à la fois l’interactivité, l’interactivité dans une machine, l’interactivité homme à homme à travers le réseau, etc…

Est-ce un moyen d’expression typique de notre époque ?

S.B. : Peut être pas seulement d’expression mais d’utilisation.
M.C. : Je crois que la fracture est bien plus conceptuelle qu’économique puisque maintenant avec le iMac à 50.000,- francs et le PC encore moins cher on ne peut plus dire que c’est une barrière économique. Par contre, je vois parmi les étudiants, des gens qui ne comprendront jamais ce que c’est qu’une interactivité, concevoir quelque chose qui n’est pas directement palpable, qu’il faut concevoir avec des choses dont ils n’ont pas l’habitude.
S.B. : C’est plutôt les profs qui sont comme cela. Les étudiants mangent ce qu’on leur donne.
M.C. : Les profs, c’est une question d’âge. Ils ne sont pas prêts à se remettre en cause, c’est une catastrophe, je suis tout à fait d’accord. Mais parmi les étudiants je vois aussi des gens qui ont un PC dans leur chambre, savent le manipuler mais sont néanmoins bloqués. Ce sont des concepts différents, forcément si tu travailles sur un ordinateur c’est beaucoup plus abstrait comme manière de concevoir, de penser. Souvent c’est un obstacle ! On dit que cela coûte cher, mais je crois qu’il y a une couche de prétextes au-dessus.
P.S. : Je ne pense pas que la société ait un rapport particulier avec le numérique, je pense que la société n’en n’a rien à cirer pour l’instant. Je pense que le numérique est un média, une technique comme la vidéo, la photographie cela devient courant, c’est dans les mœurs actuelles d’employer quelque chose qui à la limite devient facile. Mais par rapport à la société actuelle, je pense que c’est une nouvelle technologie qui va faire son temps comme le CD, le DVD.
M.C. : Oui maintenant on va avoir des trucs simplifiés pour des gens qui ne feront que manipuler etc., mais de là à comprendre ce qui s’est passé, à concevoir des objets interactifs, à savoir comment les concevoir c’est beaucoup plus compliqué, beaucoup plus abstrait.
Y.B. : C’est vrai qu’au niveau économique acheter une machine est moins problématique par contre l’utiliser… La plupart des gens n’achètent pas les logiciels et je trouve cela tout à fait normal, parce que c’est trop cher et les fabricants de logiciel vivent du fait que les copies sont illégales parce que cela les arrange bien. Je ne vais pas entrer dans ce problème parce que c’est toute une discussion. Je veux dire par là qu’une personne qui achète une machine pour utiliser les logiciels tels qu’ils sont fabriqués photoshop, word, etc., il faut des mois avant de s’y retrouver, pouvoir être productif, apprendre photoshop ce n’est pas évident si on n’a jamais utilisé un ordinateur. Il y a un investissement en temps. On commence à avoir des formations pour tout ce qui est outil classique, photoshop etc. Le deuxième niveau c’est quand on veut entrer dans l’ordinateur et commencer à programmer soi-même. Là excepté les formations informatiques dans le domaine artistique il n’y a strictement rien et l’investissement est encore plus grand. Une fois que l’on commence à avoir des ordinateurs sous toute sorte de formes que ce soit de petits appareils, des PDA, des petites machines en réseau c’est une nouvelle forme globale d’expression. S’approprier c’est la comprendre jusqu’au bout et être capable de programmer une machine pour créer des nouvelles formes et il y très très peu de gens qui savent le faire dans le domaine créatif. C’est un des secteurs qui n’est absolument pas pris en compte par les écoles artistiques parce qu’il y a encore cette croyance, cette méfiance…
P.C. : En Belgique, en tout cas...
M.C. : Oui, en Belgique, chez les Anglo-saxons je pense qu’il y a moins de problèmes mais dans le système européen latin j’irais jusqu’à dire catholique, il y a encore une grande méfiance vis-à-vis d’une activité artistique qui s’écrit, qui se programme, qui est proche des mathématiques, qui est logique, alors que subsiste l’image classique complètement dépassée de l’artiste, un pur génie fauché, a l’opposé de ce que nous voulons parce que je ne vois pas pourquoi la logique serait à l’opposé de la création, c’est une idée fausse un cliché que l’on rencontre encore.
P.C. : Personnellement, je me retrouve assez bien dans cette idée de ne pas avoir un suivi, une mécanique au niveau de l’éducation. Je trouve que les artistes autodidactes donnent une certaine fraîcheur.
M.C. : C’est un avantage parce que c’est un terrain vierge, néanmoins il faut un relais pas nécessairement au niveau des écoles mais à d’autres niveaux de formation parce quand l’ordinateur devient évident et fait partie de notre existence et que l’on persiste à l’ignorer, je trouve que c’est un scandale ! C’est idiot !
N.M. : Il faut constater une chose intéressante à ce niveau c’est que le réseau lui-même, soit internet offre un support pédagogique dont je suis tous les jours stupéfait, j’apprends tous les jours avec en final des professeurs qui sont probablement meilleurs que ceux que je pourrais avoir dans une école parce qu’il y a d’abord une réponse et des tas de ressources disponibles.
M.C. : Je pense que le numérique apporte ses propres solutions et qu’il transforme la société. P.ex., le thème de la propriété ; il est clair que le rapport à la propriété va être transformé par le numérique, il y a une évolution conceptuelle obligatoire. Je ne suis pas sûr que les juristes se rendent compte à quel point cela risque d’être transformé ; on diabolise internet parce que l’on peut y télécharger des chansons, de la musique, des sons, des images, copier – coller etc.
S.B. : Je trouve que les possibilités offertes par les logiciels sont déjà tellement énormes que même si on n'a pas compris comment on les « broche » sur photoshop, il y a déjà moyen de travailler dix ans sur les rapports de couleurs et sur tout ce que tu montres. Personnellement je serais toujours dépassé par des possibilités futures donc je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir besoin de programmer, rien que manipuler les choses qui existent c’est déjà tellement énorme. Ce qui est important c’est de savoir ce que l’on veut faire et être sensible, même d’une manière imaginaire, aux possibilités. Chaque fois que tu touches à un médium, tu sens le potentiel de transformation que tu peux utiliser et un PC c’est ça, c’est merveilleux.
M.C. : Oui mais des logiciels basiques comme photoshop, etc. singent le monde conscient, singent la boîte de peinture, la table de dessin, l’écran de montage vidéo, etc. Quand les gens seront intégrés à des logiciels, à la culture numérique dans dix ans, qu’est-ce que sera la création artistique ?
S.B. : La création artistique reste.
Y.B. : C’est sûr que le numérique a ses propres moyens pour se diffuser et s’apprendre. On peut tout trouver, tout apprendre, trouver toutes les ressources. Mais on peut perdre aussi beaucoup de temps si on n’a pas un minimum de clés, de codes. Ces clés ne sont enseignées nulle part. Je veux dire que n’importe qui peut apprendre à programmer mais il ira bien plus vite si il a eu un petit cours d’introduction au langage de programmation. Cela ne veut pas dire que les artistes doivent être informaticien, surtout pas ! Simplement ils doivent apprendre à avoir une compréhension minimum pour s’y retrouver à la fois par eux-mêmes et à la fois pour trouver les bonnes ressources -que ce soit des ressources logicielles ou des ressources humaines. Dans les écoles belges ce sont actuellement des choses inimaginables ; j’ai été dans des écoles où les professeurs lancent des sujets de projets ou des lignes pour les étudiants. Ces derniers disposent d’ordinateurs ils font aussi bien le hardware, le software que le concept en puisant des plans de montage sur internet, des logiciels. Imaginez ça en Belgique où tout est complètement cloisonné ! Engager quelqu'un dans une école d’art qui n’a pas un diplôme artistique c’est quasiment impossible. On est dans un cloisonnement complet entre le monde des technologies et le monde de la création.
M.C. : Je pense que c’est pire encore que ce que tu dis parce que ce n’est pas un critère pour une école comme la Cambre pour laquelle le problème du diplôme n’existe pas ; elle ne le fait pas parce qu’elle n’en voit pas l’intérêt !
Y.B. : Ils se cooptent entre eux. Ils vont crouler mais on s’en fout ! Ce genre d’école est condamné à disparaître si elle n’évolue pas. Ce problème n’existe pas dans les milieux du cinéma, p.ex., où on est habitué à une approche multidisciplinaire. Un réalisateur ne fait pas tout le travail, il y a des interventions de techniciens hautement spécialisés et l’école les regroupe.
M.C. : Le projet pédagogique d’une école comme la Cambre au départ pourtant était multidisciplinaire.
Y.B. : Oui bien sûr, mais c’est une haute trahison à l’esprit de Van de Velde ! Je n’ai jamais vu une école aussi cloisonnée. N’est-ce pas Nicolas ?
N.M. : Moi, je l’ai quitté.
Y.B. : Moi, j’ai claqué la porte de la Cambre, je trouve que c’est honteux !
M.C. : Je pense que le numérique est l’occasion d’une deuxième révolution ; c’est-à-dire des projets qui remettent en communication des disciplines qui ne se parlent plus depuis longtemps. Or cela n’existe pas en Belgique.
N.M. : Ici, je pense que dans les écoles il n’y a pas tellement de perspective culturelle ; peut-être un petit peu en Flandre où il y a plus d’intelligence, disons, entre le lien de la technologie, du commerce aussi. Ils sont beaucoup plus pragmatiques mais en même temps il y a plus d’hybridation. Je pense aussi qu’au niveau de la culture, on est dans un pays où l’identité culturelle est la langue et forcément tout ce qui est visuel passe à la trappe. A mon sens la solution en Belgique, c’est une hypothèse, c’est de trouver d’autres moyens de faire de l’enseignement, d’autres moyens de faire, en sorte que les gens se rencontrent et travaillent ensemble parce qu’il n’y a rien à attendre des pouvoirs publics surtout quand on voit ce qui est en train de se jouer maintenant pour le refinancement de la Communauté française.
M.C. : La Belgique étant un des pays les plus câblés pourrait très bien utiliser ces réseaux, ces câbles au profit des nouvelles technologies et pas seulement dans le domaine artistique. Elles offrent des possibilités incroyables pour la gestion. J’ai assisté à l’introduction des nouvelles technologies dans plusieurs écoles, c’est catastrophique ! C’est pris en charge par des jeunes que ça dérangent car c’est cloisonné. Forcément un cours d’infographie, un cours de numérique doit être mis en rapport avec les autres disciplines parce que ce cours apporte une nouvelle manière de faire et les vieux profs sont démunis.
P.C.: C’est souvent le problème, les gens décisionnaires ont un certain âge …
M.C. : Je ne crois pas que c’est une question d’âge.
P.C. : La direction, dans l’école où je professe, n’a pas d’ordinateur, elle ne sait pas trop bien ce que c’est et elle ne veut pas prendre de décision hasardeuse, elle n’a pas de direction.
M.C. : Les profs sont souvent des gens qui ne travaillent plus et en plus, ils sont littéraires et ne savent pas comment on fait une image actuellement.
P.C. : L’éducation est quelque chose de très lent. La question que je me pose actuellement, c’est : étant artiste et voulant travailler le numérique, comment faire en sorte que le numérique soit absolument indispensable à son expression ? Comment faire en sorte qu’il y ait une logique, une cohérence dans un travail qui fasse que le travail rentre véritablement dedans et soit indispensable au résultat ?
S.B. : Tout est média, tout et n’importe quoi est un média. Cela dépend du contexte dans lequel on se place, ce qui fait que cela a du sens ou pas, que cela devienne de l’art ou pas. Mais on s’en fout que ce soit de l’art ou pas. Qu’est-ce que de l’art d’abord ? Quels sont les milieux où l’on utilise davantage le numérique ? C’est apparemment l’armée, là où cela génère le plus d’argent, le plus de pouvoir ; l’enseignement de l’art ne génère pas beaucoup d’argent. Cela fait des avancées dans le cartoon, dans le cinéma. Il n’y a plus un seul film où il n’y a pas au moins un changement de couleur opéré par le numérique, c’est parce que cela a un rapport direct avec l’argent. C’est à s’inquiéter du fondement même, du pourquoi, de la production artistique ?
P.C. : Le numérique ne répond pas à des préoccupations élémentaires telle que : à partir de quel moment cela devient de l’art ? Ou si on considère que l’art de demain n’est pas considéré comme de l’art aujourd’hui. Même si toutes les écoles étaient performantes dans le monde, que chacun avait son PC, son Mac, les problèmes basiques ne seraient pas résolus.
M.C. : Les personnes sensibles au numérique le sont à certaines préoccupations. Elles sont moins sensibles à la matière des choses mais le sont à : l’identité, l’image, aux questions relatives à l’image, à la mobilité, à des concepts globaux qui intègrent des éléments du monde actuel. Le numérique est un moyen particulièrement bien utilisé pour poser des problèmes actuels par rapport à l’évolution du monde tel qu’il est et tel qu’il sera, à son évolution, aux problèmes d’identité parce que c’est clair qu’avec le numérique naissent tous les problèmes du codage génétique, du copier-coller, du clonage, etc. Il y a une redéfinition de l’être humain nécessaire ; elle va s’opérer grâce aux techniques numériques. Je le vois moins dans des techniques traditionnelles forcément parce que l’on est moins et je n’ai rien contre les techniques traditionnelles comme la gravure sur bois, en confrontation avec ce genre de concept. En travaillant avec un ordinateur on est beaucoup plus vite confronté à certains concepts et je ne pense pas que ce soit un hasard.
N.M. : Ce sont les questions que se posaient déjà les neurobiologistes dans les années 70. Est-ce que cela touche des pratiques sociales différentes ? C’est la réponse, à mon avis. Tout existait finalement pour la mise en place du réseau internet, plus au moins, c’est juste quelqu’un qui change le protocole de l’architecture et qui socialement fait la révolution. L’idée de faire basculer l’internet dans le monde de la communication, c’est pas spécialement la plus grande idée scientifique qui ait existé. Je te rejoins assez quand tu dis que cela permet une pratique sociale différente, une communication différente. C’est là qu’il devient tout à fait nécessaire d’utiliser un outil informatique c’est quand on touche quelque chose qui rend possible une pratique sociale telle que la peinture.
M.C. : Bien sûr mais maintenant elles se posent avec beaucoup plus d’acuité, plus de force et elles passent par les ordinateurs. Il y a eu le même phénomène que lorsque les gens ont quitté la peinture pour faire de la photographie vers 1850, ils étaient préoccupés par quelque chose de différent. Je serais historien d’art j’essaierais de répondre à des questions telles que pourquoi des gens continuent à peindre ? Pourquoi d’autres travaillent trois mois sur ordinateur ? Cela éveille quelque chose en nous, des questions, des concepts. Si on s’accroche à un médium, à un outil, ce n’est pas par hasard ! Cela ne veut pas dire que c’est bien ou pas. En utilisant un ordinateur, je me suis dit « là, je peux faire quelque chose que je n’avais jamais pu faire avant » et vice versa parce que je savais faire des choses que je ne sais plus faire maintenant, p.ex. certaines couleurs en numérique ; je suis prisonnier du rvb ou du cmjn. Je ne sais plus obtenir ce que je pouvais obtenir en sérigraphie. Technologiquement on est dans un autre univers. Mais ce n’est pas obligatoire de travailler avec de l’informatique. Cela ne devient intéressant que si cela a un sens de le faire.
L’informatique est programmé pour des solutions industrielles dont les gens n’ont même pas conscience ; qu’on obtienne pas les mêmes couleurs dans du rvb ou du cmjn, en général un vert c’est un vert, un rouge c’est un rouge pour eux. Quand on est peintre tout un coup on se dit que tel rouge ne veut pas dire la même chose que tel autre rouge. Ces machines sont faites pour l’industrie et si on ne les maîtrise pas et que l’on est prisonnier de cette production, qu’on n’est pas maître de son outil, c’est un peu dingue. L’important c’est de savoir programmer son ordinateur et tant qu’on ne sait pas programmer on utilise son pinceau tel qu’il est !
Y.B. : Qu’est ce qui est bien au niveau du savoir numérique, de la création numérique ? Je n’en sais trop rien parce que c’est quelque chose qui contrairement aux pratiques artistiques précédentes a un effet de boule de neige beaucoup plus accéléré parce que la diffusion est quasiment instantanée, une information à un endroit donné dans le monde se transmet à l’autre bout du monde en un temps record, cela évolue à une vitesse incroyable, avec toutes sortes de pratiques, dans tous les sens, absolument non contrôlés au niveau des formes d’expression ; bien sûr il y a les limites technologiques, ce qu’il manque aussi aujourd’hui c’est un espace critique, un recul. En ce sens qu’aujourd’hui, quand on expose, on propose de la création numérique : qu’elle en est leur retransmission dans les médias par les critiques, comment est-ce qu’on la montre dans les musées faut-il encore la montrer dans les musées ? On voit bien qu’il y a un relais difficile même par rapport à la presse, à la critique d’art. Actuellement, quels sont les critiques qui ont d’une part une sensibilité à cette nouvelle forme de création, et d’autre part un minimum de culture par rapport à ce qui se passe actuellement dans ces domaines. Il n’y a pas de critique, il n’y a pas de référence, les références se font par le média lui-même.
N.M. : Il n’y a pas de critique instituée, pas de critique extérieure.
Y.B. : Voilà, qui sort du média numérique lui-même. Bon effectivement sur internet il y a énormément d’espaces où l’on discute mais on ne va pas trouver cela à la télévision, dans les journaux, dans les formes de critique artistique habituelle.

Quels sont les ancêtres du numérique ?
Ceux qui par l'esprit ont pu faire un apport à sa création ?

P.S. : Du point de vue de la vidéo Nam June Paik, Vostel. Dans l’image, Malcom Mac Laren dans les années quarante, trente en travaillant directement sur l’image, sur le support image. Il y a la photographie cela peut être un ensemble du numérique, l’image imprimée. Je mettrais Niepce, pourquoi pas ? Je ne suis pas historien de l’art. Mais le numérique il y a l’apport de l’ordinateur, l’aire binaire, le un, le plus, la barre, le zéro. Il y a beaucoup de gens qui ont travaillé avant le numérique et ont influencé l’idée technique. Marey, le cinéma aussi.
Y.B. : L’idée est assez ancienne. C’est seulement maintenant qu’elle interpelle le public de la création artistique. Créer ses propres outils, créer des objets non plus en manipulant un pinceau artificiel mais par des processus algorithmiques ce sont des choses qui interpellent la sphère créative. Tout le problème du code et aussi de l’art, de l’esthétique du code, peut être que le code est une forme d’art. Étonnamment, il y a eu dans les années 60’, 70’ des artistes qui ont travaillé avec l’ordinateur plutôt que le numérique de manière plus proche de l’essence même de l’ordinateur. Aujourd’hui on utilise l’ordinateur comme une superbe boîte à peinture, photoshop, comme une superbe table de mixage vidéo parce que les ordinateurs sont bon marchés et offrent des possibilités immédiates et sont les plus proches, conceptuellement, des gens : faire une image avec un pinceau artificiel. Alors que dans les années 60’-70’ les ordinateurs étaient des choses qui conceptuellement ne se rattachaient absolument pas à la réalité ; c’étaient des boîtes énormes sans périphérique qui génèraient des choses matérielles, habituelles, et les artistes, qui s’y sont alors intéressés, se sont intéressés à l’essence même c’est-à-dire à l’algorithmique. Ce sont des machines programmables dans lesquelles on peut décrire mathématiquement des concepts et des opérations sur des données et on a assisté à des expériences artistiques concernant la création d’image par des processus automatiques. Je pense à Harold Cohen qui a fait un travail où il utilisait un ordinateur et une espèce de tortue robotique. Il a essayé de recréer des règles de compositions d’images, de formaliser un certain nombre de règles et la machine formalisait des images à partir des concepts que Cohen avait formalisés. Il y a eu des pionniers dans les années 60’-70’ qui ont fait des travaux sur l’essence même de l’ordinateur et actuellement on revoit des gens comme John Maeda prof au MIT qui s’intéresse à « aesthetic and computation » (l’esthétique et l’algorithmique).

Quelle est votre motivation pour recourir à l’utilisation du numérique ?

P.C. : Parce que l’ordinateur est indispensable à mon résultat, j’utilise des générateurs de paysage et il n’y a aucun outil existant qui me permette d’arriver à ce processus, un travail d’images 2D retravaillé en 3D. Dans ce cadre pour l’instant l’ordinateur m’est indispensable. Mais le jour où cela ne rentre plus dans cet aspect essentiel je m’en débarrasserais.
P.S. : Ma motivation c’est une certaine facilité de travail et des possibilités énormes. J’ai acheté une caméra il y a deux ans et ai été surpris par les possibilités. Surimpression, travailler image par image comme si c’était un film d’animation, travail du flou, travail du ralenti, tout peut se faire, il y a vraiment une facilité de travail. Il n’y a davantage que l’idée, la création qui l’accompagne et c’est le plus important, la caméra n’est qu’un zoom, un outil de travail. J’ai recours à des programmes internes à ma caméra c’est-à-dire au ralenti, à la surimpression, au flou, au traitement image par image. Pour l’instant je n’ai pas recours à des programmes dits infographiques pour retravailler les images, et je n’ai pas envie pour l’instant qu’elles soient retravaillées, je prends toutes les images en « live » avec un petit temps de recul, un petit temps de pose pour avoir ce flou qui est égal pour moi au temps qui passe. Avoir une certaine mémoire, toutes les images que j’ai travaillées en numérique ont une certaine mémoire, il y a des personnages qui voyagent avec un temps de pose ; on les voit qui se décomposent et qui avancent lentement, il y a un travail de mémoire, je ne vais pas dire rétinienne mais presque.
S.B. : L’ordinateur a changé toute ma perception des images à partir du moment où j’ai pu les manipuler. J’ai commencé à faire du dessin, puis de la photo, le phénomène de transformation avec les bacs, l’apparition de l’image, pouvoir bouger la feuille au moment où il y a la lumière, scanner n’importe quoi. Ces possibilités me fascinent. Le fait que ce soit n’importe quoi ou que cela aille très vite ou alors que cela puisse être utilisé en cercle fermé à partir du moment où l’on a son matériel de base on ne doit pas avoir besoin de quelqu’un d’autre aussi. C’est très important de pouvoir aller vite dans une production, ça change complètement le facteur temps. C’est vraiment une révolution qui a changé ma perception, notre génération est une génération d’images, le monde est bombardé d’images et pouvoir comprendre toutes les manipulations permises par les ordinateurs permet de mieux percevoir le tenant et les aboutissants de ce bombardement notamment en publicité. Le phénomène de réalité ou de non-réalité là est toute la question ? Qu’est-ce qui est réel à partir du moment où l’on utilise une image, quel est le rapport entre l’imaginaire et les images ? C’est mon dada.
M.C. : Je faisais de l’image imprimée et un des secteurs qui a été bouleversé par l’apparition du numérique c’est l’image imprimée, donc j’ai rencontré l’ordinateur, je me suis assis devant. Pendant longtemps j’ai résisté parce que je n’arrivais pas à avoir le même résultat et cela me décevait mais petit à petit j’ai rencontré d’autres notions qui m’ont intéressé tout en gardant les mêmes préoccupations. Déjà avant je faisais des choses très lisses, il y a certaines particularités que j’ai retrouvées dans le numérique : si c’était la matière qui m’avait intéressé je n’aurais jamais approché un ordinateur. Mais petit à petit, j’ai découvert comment on pouvait animer des images, rajouter du son, de l’interactivité et plier la technique à mes préoccupations. Mais je pense que c’est en fonction de ce qui me préoccupe que je vais accrocher ou non parce que cela correspond à certains types de démarches, à certains types de concept. L’infographie et le numérique n’ont de sens que si le fait de le faire en numérique rajoute de la pertinence et pose des questions par rapport à un certain nombre de sujets et de manière de faire.

Nicolas Malevé, Yves Bernard, quand un artiste vient vous trouver, qu’est-ce qu’il cherche ?

N.M. : En général on va les trouver ! 95% du temps on va les trouver avec des questions. Et on voit si ça les intéresse de travailler sur ces questions, on fonctionne à l’inverse. Nous ne faisons pas de sélection d’artistes. P.ex., on se pose des questions sur l’apparition des petites Webcam, on est allé trouver des gens qui faisaient des films et qui ne faisaient pas de film, on leur a prêté un ordinateur avec la caméra et on leur a demandé de faire quelque chose. En même temps on s’est posé la question sur la multiplication de systèmes de surveillance qui était liée au même type de développement de la technologie. On a commencé à faire une recherche sur les caméras de surveillance à Bruxelles. Ce serait d’ailleurs intéressant de passer ce reportage qui montre pourquoi entre le centre et la banque nationale tu passes par je ne sais pas combien de caméras. Plus de cent vidéos de surveillance ! Tu n’échappes jamais à la surveillance alors que les gens n’en n’ont même pas conscience. Ce qui nous intéresse c’est de faire le lien entre ça et les artistes, les activistes, les théoriciens, les sociologues qui participent.
Y.B. : J’ai des artistes qui viennent sonner à ma porte, et l’inverse, car il n’y a pas beaucoup de lieu consacré à la création numérique. Soit on a un concept, soit c’est l’artiste qui aimerait faire un CD-Rom, qui a des projets qui nécessitent un laboratoire. Il faut trouver des budgets, des gens qui viennent avec des petits problèmes techniques très précis, qui ont besoin d’une machine. Dans le cas où les artistes viennent, nous prêtons du matériel, nous faisons de la consultance à la fois pour la production, monter des dossiers, à la fois technologique. Je vais aussi vers les artistes, je produis des expos ; l’année passée, c’était une expo basée sur des productions originales et clairement on a été trouver un certain nombre d’artistes, on leur a dit : tiens, est-ce que cela t’intéresserait de faire quelque chose dans ce domaine là ? On leur donne l’opportunité. Je voudrais rajouter quelque chose par rapport au numérique, le numérique est très vaste, et je veux dire par là, qu’aujourd’hui un artiste traditionnel, c’est-à-dire qui fait de la peinture avec des pinceaux p.ex., peut complètement changer son processus de travail en utilisant les technologies numériques. Il parlera toujours avec ses pinceaux mais il peut très bien imaginer des processus collaboratifs ou d’expositions avec des tas d’autres gens par internet pour situer son travail dans un autre contexte. Il y a de plus en plus de nouvelles formes de création qui sont en fait des créations de processus globaux qui peuvent joindre des individus par le réseau où finalement l’artiste par une espèce de processus ou de plate-forme peut être biologique, vivante, évolutive qui démontre la rencontre de comment internet modifie les processus sociaux et comment certaines formes de créations deviennent des processus.
M.C. : Dans le numérique rien n’est figé, la couche de peinture n’est jamais sèche, tu peux renoncer, reprendre une image à tout instant. Ce n’est jamais qu’un modèle Transitoirement sous forme d’un CD, tu peux graver le CD, c’est un état figé. Mais un site n’est jamais figé, tu peux le relancer autrement. Poser la question de l’original de l’image infographique n’a aucun sens, j’ai vendu des tableaux puis l’acheteur veut le fichier. Je leur donne le fichier mais je leur dis : « c’est la seizième copie que j’ai faite », cela a quel sens ? Dès qu’on utilise le numérique, on repense les concepts autrement. Déjà, le concept du tableau unique ? En vidéo cela n’a aucun sens, en photo non plus mais alors en numérique cela devient tout à fait invraisemblable. Le collectionneur qui t’achète un tableau et qui te dit : « je veux le fichier ». « Vous le voulez en tif, en eps, en jpg, sous forme de CD, sur internet ? » , cela fait rire ! Le problème de propriété, c’est quoi posséder une image à l’époque d’internet, du numérique ?
Y.B. : Cela pose toutes les questions du droit d’auteur, et c’est clair que le numérique incite la création par citation, par référence, par collage, etc. Le droit n’est pas du tout adapté, le droit de citation artistique avec le numérique il explose !

Je voudrais que vous réagissiez à vif à une terminologie. Je dis : « manipulation d’images »

P.C. : Liberté.
M.C. : Je trouve cela très bien. L’image est manipulée tout le temps.
Y.B. : C’est quand l’ordinateur se plante et que l’image devient différente de ce que j’attendais. C’est lui qui me manipule.
S.B. : On peut y voir beaucoup de choses.
P.S. : Amusement.
P.C. : On manipule un tableau aussi, la couleur
N.M. : Cela me semble être un pléonasme.

Création.

S.B. : Joker !
P.S. : Création, travail beaucoup, réflexion. Pourquoi pas moi ?
P.C. : Le numérique ne met pas en cause une base fondamentale au niveau de l’art. Je vois cela plutôt comme une étape, une transition qui peut durer X temps, on peut imaginer qu’après le numérique on ait des ordinateurs biologiques, le binaire, le fameux « 01 » disparaisse pour passer à autre chose, ce sera de nouveau une autre étape technologique, une autre civilisation, une autre société mais les problèmes fondamentaux de l’art ne changeront pas.
M.C. : La création n’a rien à voir avec la technique, l’important c’est ce que l’on ait envie, ce que l’on en fait, et que cela nous apporte quelque chose. Et pourtant c’est vrai qu’en fonction des techniques que l’on utilise on ne va pas formuler les choses de la même manière, cela à quand même à voir mais cela n’est pas suffisant. P.ex., dans cette expo, il va y avoir des gens qui utilisent l’ordinateur à un niveau ou à un autre mais ils ne disent pas du tout la même chose. Historiquement maintenant, on est regroupé parce que l’on utilise un ordinateur et cela n’a pas beaucoup de sens, dans dix ans tout le monde s’en fichera.
Y.B. : La création est toujours là mais le numérique amplifie la création collective. On crée collectivement dans l’espace numérique, on n’en a plus la possession elle devient autre chose, c’est un processus de création collective transformée.
N.M. : Je suis assez d’accord.

Rapidité.

S.B. : C’est un argument de vente.
P.S. : Facilité de travail, si on se reporte à la caméra, facilité de travail. Flash !

Interactivité.

P.S. : Communication.
Y.B. : Cela reste quelque chose de relativement rare, je crois beaucoup plus à l’interactivité homme/homme par les machines.
S.B. : Plutôt que homme/machine ?
Y.B. : Oui.
S.B. : De toute façon qui crée le site interactif c’est l’homme, c’est lui qui crée le potentiel.
Y.B. : Oui mais je veux dire que tu as les formes d’interactivité où tu es seul face à un ordinateur, il y a une interactivité qui se passe entre toi et l’écran et puis il y a une interactivité qui se passe entre plusieurs personnes à travers des écrans, un réseau. Ce sont des formes assez différentes, ce ne sont jamais deux hommes entre eux.

Communication.

P.S. : Je ne vais pas parler d’interactivité, je vais parler de connaissance, voir l’autre, recevoir l’autre.
P.C. : Les problèmes de langage se retrouvent dans le numérique puisque le numérique n’est qu’un médium finalement comme un autre, qui est très pratique qui permet une socialisation, une division. Il nous apparaît différent parce que l’on est dedans, qu’il est « nouveau ». Si on avait cent ans de recul je pense qu’on le verrait de la même manière.
Y.B. : C’est l’instantanéité de la compréhension.

Consommation.

P.S. : Multimédia, télévision, publicité, images partout.
Y.B. : C’est un marché.
M.C. : Je pense que le grand mythe de vouloir mettre tout le monde en communication à tout instant dans toute la planète peut se réaliser avec le numérique et forcément il pose le problème du minimum commun pour pouvoir se parler. Ce minimum commun appartient à un certain type de culture et ce n’est jamais innocent, il y a une espèce d’homogénéisation du monde entier aussi à cause de ce genre de technologie.
S.B. : Par rapport à la population mondiale on est zéro virgule zéro, zéro je ne sais pas combien, à avoir un PC.
M.C. : Oui et la moitié de l’humanité ne donne pas un coup de fil dans toute son existence ! Par contre c’est clair qu’en Inde, ils ont réussi à amener le téléphone dans les villages les plus reculés avec trois satellites grâce au numérique. Au lieu de devoir câbler l’entièreté du pays, ce sont des choses très positives et en même temps il y a des enjeux économiques. Le modèle occidental domine et écrase l’autre.

Est-ce que l’on peut faire une analogie entre l’évolution de l’imprimerie, de la photographie
et celle du numérique ?

P.S. : Sûrement, je pense que c’est l’un des meilleurs nouveaux médias qu’on a vu depuis quelque temps. La photographie a un siècle, maintenant c’est le numérique, l’ordinateur, l’infographie, c’est impeccable. Il ouvre des possibilités monstres et dans le cinéma on y travaille à 100%. Le premier film totalement numérique va bientôt sortir, au mois de septembre en France, il s’appelle « Vidocq » et est vraiment tourné totalement en numérique et retravaillé par ordinateur ensuite. Quand je vois certains artistes actuels tels que Dan Graham, Gary Hill, ils travaillent leurs images avec le numérique et le temps. L’arrivée du numérique c’est comme l’arrivée de la photographie, de la vidéo, avec Nam June Paik dans les années 60’ ? Vraiment, le numérique permet énormément de choses, une facilité de transposition en images photographiques, en images 2D. On a pas besoin de passer par le négatif, le film, le développement, etc. Tout passe directement par la machine avec l’œil de l’artiste bien sûr.
M.C. : L’apparition de l’imprimerie, l’apparition de la photographie, maintenant l’apparition du numérique. On sait très bien que le premier livre imprimé est une bible en latin et l’on pourrait imaginer que l’imprimerie allait servir le pouvoir de l’Eglise catholique, mais non elle a accompagné l’apparition du protestantisme, des idées humanistes. Ce n’est pas un hasard si neuf imprimeurs sur dix étaient des protestants. L’imprimeur forcément a provoqué une communication différente. Les gens ont voulu lire la bible dans leur langue nationale. Ils ont voulu écrire leurs idées, les lire. On imagine l’effroi des moines scriptes qui toute la journée écrivaient sur des parchemins lorsque tout à coup il y a eu cette machine qui fabriquait des livres ! Quand je dois plaider pour introduire internet, les ordinateurs dans les écoles, j’ai les mêmes réactions, j’imagine Gutenberg allant plaider dans une salle de prof. il y a 400 ans et entendre les moines lui dirent : « ces livres, ces vulgaires produits de machines, alors que le plaisir du parchemin, de l’encre… » c’est un parallèle très drôle. La photographie c’est la même chose : c’est quand même le premier médium grâce auquel nous avons tous pu avoir notre image, les pauvres comme les riches. Elle a amené d’autres types de notions et a fait évoluer la peinture. C’est la même chose puissance dix, rapidité fois cent.
S.B. : Cela remet en cause tous les autres médias, cela peut les « booster ». Quand la photo est arrivée, elle a obligé la peinture à se rendre peut-être un peu plus pure dans ses fondements même et par rapport à l’image, le numérique oblige réellement à avoir une idée, un contenu sinon c’est proche de la publicité.
Y.B. : Je trouve que l’essence même du numérique met tout sur un même pied, c’est-à-dire que tout est information. Tout est communicable et manipulable de manière instantanée et sans perte; c’est une première par rapport aux autres médias car le numérique permet de transmettre aussi bien des médias, des images, des connaissances que des procédures à exécuter, tout cela à une vitesse instantanée. C’est mettre à plat des productions et des connaissances que l’on avait pas, la photo c’est l’image, le livre c’est l’image imprimée on peut tout imprimer peut-être, mais ici on rassemble tout sur un seul type de médias qui permet de diffuser tout aussi bien connaissance que produit de la connaissance. C’est ce qui fait que c’est une révolution !
S.B. : C’est de l’information et dès lors il y a risque de perte par rapport à la réalité.
Y.B. Oui, c’est là où se pose le problème. C’est clair que l’on peut tout transmettre, tout décrire mais que ce n’est pas la réalité.
S.B. : Quand on a le CD-Rom du Louvre, on n’est pas au Louvre. On a le même problème avec un livre d’art, on croit pouvoir avoir un rapport réel à l’œuvre d’art si on a un livre d’art, mais non, bien sûr. Il ne faut pas confondre les choses. Le numérique c’est le numérique et la réalité c’est la réalité.
M.C. : J’ai vu Rothko, dans les cours d’Histoire de l’art, avec des diapositives, j’ai déjà trouvé cela mieux que dans les catalogues mais le jour où je me suis trouvé face à un Rothko, c’était très différent ! Il ne faut pas confondre l’image et la réalité.
S.B. : Est-ce que c’est réellement un problème ?
N.M. : C’est un problème dans la mesure où l’ordinateur devient une icône du rationnel. Les calculs financiers, les budgets etc. sont avalisés par un rituel qui est proche de la religion. Il suffit de voir les discussions sur les budgets, la façon dont les experts avalisent un budget quand on voit tout l’arrière plan de communication cette espèce d’icône du savoir, de la rationalité qui est incarnée. Quand on vire des gens dans une entreprise, on rationalise, c’est tout un langage qui va beaucoup plus loin que les chiffres et je pense que c’est du terrorisme. Par rapport à cela, ce qui m’intéresse aussi dans le travail, c’est justement de dégager tous les aspects rationnels qui cassent le mythe. Je pense que cela peut être quelque chose de dangereux. Je pense qu’au niveau de la lutte contre la globalisation, il y quelque chose à faire.
P.C. : C’est l’idée d’une encyclopédie, d’une bibliothèque ; on a le savoir à proximité donc on pense que l’on sait. Internet amplifie ce phénomène. L’information est là au bout du clavier on a qu’à la demander, on pense que l’on maîtrise, que l’on est plus intelligent qu’avant. Et pourtant le processus de penser une information ou de penser le monde n’a pas augmenté.
M.C. : Mais ceci dit, faire un livre qui a vraiment un sens en soi et où les illustrations sont faites pour être publiées qui ne sont pas seulement des reproductions et faire un site, faire un CD qui a un sens en soi, pour l’objet en lui-même, c’est extraordinaire.

Le rapport du numérique au contenu est-il essentiellement informatif ?

M.C. : Rien ne remplace le fait de penser c’est-à-dire de mûrir, il faut du temps. on peut se poser beaucoup de questions à propos de l’instantanéité, sur sa nécessité. Ce n’est pas parce que j’ai accès tout de suite à l’information que je peux comprendre vite, directement, je dois vérifier, je dois réfléchir. Un des grands pièges de l’information rapide c’est de croire que l’on ne peut plus se tromper. Je trouve très bien tout ce qu’il y a sur internet parce que ce sont des sources d’information rapide mais rien ne remplace un prof , quelqu’un qui se dit : « bon il n’a pas pigé de cette manière-là, comment vais-je lui expliquer autrement ? ». Une machine ne le fait pas. Elle nous présente toujours l’information de la même manière.
P.S. : Je pense que le contenu que ce soit en peinture, en vidéo, en photo, en sculpture, le contenu l’artiste le donne, je ne pense pas que ce soit spécialement du technique. La technique n’est là que pour aider le contenu mais je pense que le contenu est beaucoup plus important que la technique. Je pense que certains travaux que j’ai faits grâce au numérique, j’aurais peut-être pu les faire avec un autre support, si le numérique n’était pas je n’aurais pas pu l’employer donc le contenu n’a rien à voir avec la technique. Je pense que le contenu est dans la tête c’est l’artiste qui décide. La technique n’est là que pour aider à la réalisation du contenu. Le contenu est mille fois plus intéressant que la partie technique.

Pensez-vous que la reconnaissance des œuvres numériques s’engage sur le même chemin que la reconnaissance des œuvres photographiques ?

P.C. : On aurait tendance peut-être à les confondre mais c’est quand même deux choses différentes.
Y.B. : Les œuvres numériques ont tellement de formes différentes. Si on parle des œuvres numériques d’un tirage que l’on met au mur, oui, il y a une reconnaissance, il y a des galeries qui exposent et vendent. A côté de cela, il y a tellement d’autres formes de création tels que art en réseau, éphémère et immatériel. Telles que des œuvres « collaboratives » sur le web ou des actions à travers le réseau qui sont présentées comme des évènements artistiques. La question ne se pose même plus de savoir si c’est vendable ou pas.
M.C. : La question n’était pas spécialement de vendre, mais de reconnaître.
Y.B. : Oui, c’est reconnu dans le domaine de la création contemporaine, en ce sens que c’est invité. La photographie est devenue un type de création reconnue par les musées, les marchands, les galeries, etc. La création numérique ne l’est pas encore.
N.M. : Il y a des festivals, l’un ou l’autre musée.
S.B. : Ce n’est pas au niveau des musées que cela se passe, c’est davantage ancré dans un quotidien, on prend, on jette.
M.C. : Il y a une curiosité un peu de mode aussi, il faut absolument qu’il y ait un truc numérique par exposition, il faut qu’il y ait un iMac dans un coin, il y a de profonds malentendus par rapport à : qu’est-ce que cela apporte ? Parfois c’est très bien, parce que tout à coup on voit quelque chose que l’on n’aurait pas vu autrement ou que cela exprime très bien l’idée. Mais la plupart du temps c’est juste pour faire mode, je veux dire dans les expositions classiques.

Quel futur imaginez-vous pour l’exploitation de ce nouveau médium ?

P.S. : Je pense qu’il y a encore énormément de choses qui peuvent être faites en peinture, en photo, ce n’est pas le numérique qui va les supplanter. Le futur du numérique ? Je pense qu’au point de vue technologique, visuel, un apport beaucoup plus fort des écrans plats, l’apport d’une image « beaucoup plus proche » de la réalité sans être retravaillée. Ce n’est qu’un début, le numérique a de beaux jours devant lui. Il y a aussi la facilité de communication par le numérique avec internet, énormément de choses peuvent voyager à une allure record, l’image peut être prise en live, avec les Web cam. Le numérique va s’affirmer de plus en plus comme outil visuel et communicatif, presque obligatoire pour tout le monde, tout en espérant comme je viens de le dire que la peinture, la photographie, la sculpture soient toujours là. Je ne pense pas qu’une technique va supplanter la création !
S.B. : On aura bientôt plus de place pour stocker les peintures donc sur un CD on sait mettre quand même, allez sur dix CD on sait mettre une vie, quoi !
M.C. : Comme tu y vas, toi !
S.B. : On peut mourir jeune !
Y.B. : Ce ne sera pas vraiment la réalité de ta chair.
S.B. : La réalité de ma chair est peut-être virtuelle.
M.C. : Elle est virtuelle dans ta tête.
S.B. : Je parlais de la réalité de ma chair.

Une œuvre numérique doit-elle utiliser un support numérique ?

M.C. : Une œuvre totalement numérique oui. Il n’empêche que le numérique s’est infiltré dans quantité de choses et on ne peut pas commencer à peser la dose de numérique qu’il y a dans une œuvre. Ma voiture, elle est numérique aussi, mon garagiste m’a dit l’autre jour que c’était mon ordinateur qui était tombé en panne dans ma voiture, je ne savais même pas qu’elle avait un ordinateur, je m’en doutais.
Y.B. : Il y a des peintres qui font des œuvres, des tableaux qui sont produits numériquement, ils n’en parlent même plus. Ce sont des tableaux puis c’est tout.

Que prendriez-vous avec vous sur une île déserte ?

N.M. : J’hésiterais entre mon Palm (agenda électronique) et mes palmes.
P.C. : Peut-être pas quelque chose de numérique, je ne sais pas.
Y.B. : Du crayon et du papier, parce que je n’aurais pas de problème de batteries !
M.C. : Moi, je crois qu’une île déserte n’existe plus maintenant, forcément. On vit tout le temps en communication avec le monde, la question n’a pas de sens.
S.B. : Un bateau.